Dans les pratiques managériales, un principe essentiel est souvent négligé : les performances humaines sont le résultat des conditions qui les entourent plus que des capacités individuelles seules. Yves Clot, Albert Bandura et Jerome Bruner offrent une grille de lecture inédite pour transformer l’évaluation du travail, en mettant l’accent sur l’interaction entre l’individu et son environnement.
Yves Clot : Mettre l’activité au centre de l’évaluation
Pour Yves Clot, la performance ne peut être comprise en isolant l’individu de son contexte. Dans Le Travail à cœur, il démontre que l’efficacité découle de l’ajustement entre le travail prescrit (ce qui est attendu) et le travail réel (ce qui est effectivement accompli).
Les vraies questions à poser
Au lieu de chercher à identifier des « faiblesses » personnelles, Clot nous invite à interroger les conditions de réalisation du travail :
- Quels freins organisationnels ralentissent l’activité ?
- Comment les collaborateurs adaptent-ils leurs actions pour contourner ces obstacles ?
- Quels ajustements ou compromis invisibles rendent le travail possible malgré les contraintes ?
Une évaluation centrée sur l’activité, quasi ergonomique , permet ainsi de révéler des leviers d’amélioration collectifs plutôt que de pointer du doigt des individus. Cela crée un management constructif, où l’objectif est d’améliorer les conditions globales de performance.
Albert Bandura : Retrouver le pouvoir d’agir
Albert Bandura, met en lumière un concept clé : le sentiment d’efficacité personnelle, c’est-à-dire la conviction de pouvoir influencer les résultats. Selon lui, les individus sont motivés et résilients lorsqu’ils se sentent capables d’agir efficacement.
Cependant, ce sentiment est directement influencé par l’environnement de travail. Lorsque les conditions sont hostiles – objectifs flous, absence de ressources, absence de reconnaissance – les collaborateurs peuvent sombrer dans une incompétence apprise, un phénomène où des échecs répétés amènent l’individu à croire qu’il n’a plus aucune capacité d’agir, même si les circonstances s’améliorent.
Recréer un environnement propice
Pour Bandura, il est essentiel de restaurer le sentiment d’efficacité personnelle par un environnement :
- Des objectifs progressifs et atteignables, qui redonnent confiance pas à pas.
- Des expériences de réussite encadrées, qui permettent aux collaborateurs de retrouver un sentiment de maîtrise.
- Un feedback constructif et des encouragements, qui valorisent les efforts autant que les résultats.
Jerome Bruner : Transformer l’évaluation en récit valorisant
Jerome Bruner, quant à lui, nous rappelle que les individus donnent du sens à leur expérience à travers les récits qu’ils construisent. Ces récits influencent non seulement leur perception d’eux-mêmes, mais aussi leur motivation et leur engagement.
Les récits au travail : un levier de transformation
Dans le contexte professionnel, les récits ne se limitent pas aux évaluations formelles. Ils incluent :
- Les histoires personnelles que les collaborateurs se racontent sur leurs réussites ou leurs échecs.
- Les récits collectifs qui renforcent l’identité de l’équipe et les valeurs de l’organisation.
- Les narrations qui émergent des interactions au quotidien.
Lorsque ces récits sont négatifs (par exemple, « Je n’ai pas réussi, donc je suis incapable »), ils peuvent engendrer un désengagement durable. À l’inverse, des récits valorisants permettent de reconstruire la confiance en soi et d’encourager une vision positive du travail.
Faire du récit un outil d’évaluation
Bruner propose une approche innovante : transformer les évaluations en espaces narratifs. Cela implique de :
- Donner aux collaborateurs l’occasion de raconter leur travail, leurs défis et leurs réussites.
- Recontextualiser les échecs en identifiant les barrières externes plutôt qu’en blâmant l’individu.
- Construire des récits collectifs qui soulignent les progrès réalisés ensemble.
Transformer l’évaluation : Une démarche intégrée
Pour mettre en pratique ces enseignements, une démarche en trois étapes peut être adoptée :
1. Analyser les conditions de travail
- Identifier les écarts entre le travail prescrit et le travail réel.
- Repérer les obstacles organisationnels qui freinent l’efficacité.
- Permettre aux collaborateurs de partager leurs contraintes et leurs besoins.
2. Renforcer le sentiment d’efficacité personnelle
- Fixer des objectifs atteignables et progresser par étapes.
- Mettre en avant les réussites individuelles et collectives, même modestes.
- Développer une culture de feedback constructif et bienveillant.
3. Donner du sens grâce aux récits
- Organiser des temps d’échange pour partager des expériences de travail.
- Valoriser les récits positifs et reconstruire les narrations négatives.
- Créer des récits collectifs qui incarnent les valeurs et la vision de l’organisation.
Les organisations peuvent-elles rendre incompétent ?
Le concept d’incompétence apprise soulève une question troublante mais essentielle : dans quelle mesure les environnements de travail peuvent-ils eux-mêmes produire de l’incompétence ? Bandura nous met en garde : des conditions inadaptées, des objectifs flous ou un manque de soutien peuvent conduire à une perte de confiance durable chez les collaborateurs.
Pour dépasser ce constat, les organisations doivent repenser leurs pratiques managériales et redéfinir leurs priorités. L’enjeu n’est pas de « réparer » les individus, mais de créer des écosystèmes où chacun peut donner le meilleur de lui-même. Ce défi invite à expérimenter des approches nouvelles et à reconnaître que, bien souvent, la compétence et l’épanouissement se construisent bien plus dans le collectif que dans l’individuel.