Imaginez que votre mémoire soit réalisée par Christopher Nolan : ça commence par la fin, puis on revient au début, en oubliant entre-temps où est le milieu. Dans Memento, Leonard se tatoue ses souvenirs pour ne pas les perdre. Dans Shutter Island, c’est la réalité elle-même qui se dérobe. Entre ces deux extrêmes, notre mémoire nous joue souvent des tours. Pour Laurent Jaudon, psychologue à Paris 13 et Paris 7, comprendre les modèles de mémoire, c’est comprendre les ressorts de l’identité et du trouble.
Le modèle d’Atkinson et Shiffrin : version « caméra de surveillance »
Ce modèle de 1968 propose une architecture linéaire de la mémoire, organisée en trois registres : sensoriel, court terme, long terme.
- Registre sensoriel : c’est le premier filtre, captant l’information brute de l’environnement (images, sons, odeurs), mais de très courte durée.
- Mémoire à court terme (MCT) : elle traite et retient temporairement l’information, pendant environ 20 secondes.
- Mémoire à long terme (MLT) : elle stocke l’information durablement, parfois à vie.
Ce modèle suppose que l’information transite nécessairement d’un registre à l’autre. Or, certaines données cliniques montrent qu’un patient peut encoder à long terme sans passer par une MCT intacte, remettant en question cette linéarité.
Le modèle SPI de Tulving : le montage non linéaire du souvenir
Tulving développe en 1995 le modèle SPI :
- Sérial pour l’encodage : les informations entrent séquentiellement dans les systèmes de mémoire.
- Parallèle pour le stockage : plusieurs systèmes peuvent enregistrer simultanément la même information.
- Indépendant pour la récupération : chaque type de mémoire peut être sollicité de manière autonome.
Les mémoires épisodique, sémantique, perceptive et procédurale coexistent. Par exemple, se souvenir d’une chute (mémoire épisodique) n’empêche pas de savoir comment marcher (mémoire procédurale).
Schéma thérapeutique associé : la méfiance excessive
Le schéma de méfiance/abus, décrit en thérapie des schémas, reflète une suractivation de la mémoire épisodique traumatique. Un patient peut, dans un contexte neutre, activer un souvenir de trahison passée stocké en profondeur. Cela déclenche une réponse défensive inadaptée. Le modèle SPI aide à distinguer ces couches mémorielles pour réguler l’affect.
Vers l’infini et un peu au-delà : de Baddeley à MNESIS, une mémoire en mouvement
Le modèle de Baddeley (1986, 2000) définit la mémoire de travail en composantes :
- Administrateur central : gère l’attention.
- Boucle phonologique : maintient les données verbales.
- Calepin visuo-spatial : traite les images mentales.
- Buffer épisodique : relie les données de différentes sources.
Eustache et Desgranges (2008) vont plus loin avec le modèle MNESIS : la mémoire est un système dynamique, où souvenirs personnels et connaissances s’entrelacent. Ils introduisent la sémantisation (conversion d’un souvenir épisodique en savoir général) et la consolidation (renforcement ou déformation de souvenirs).
La mémoire, illusion nécessaire ou piège ?
Travailler avec la mémoire, c’est travailler avec l’identité. Pour Laurent Jaudon, décortiquer les modèles mémoriels, c’est aider à retrouver un fil narratif fiable, même s’il a été distordu. Et vous, si vos souvenirs étaient réalisés par un cinéaste, serait-ce un thriller psychologique ou un documentaire apaisé ?
#FAQ
Qu’est-ce que le modèle de mémoire d’Atkinson et Shiffrin ?
C’est un modèle linéaire en trois étapes : mémoire sensorielle, mémoire à court terme, mémoire à long terme. Il compare le fonctionnement de la mémoire à une caméra de surveillance filtrant, traitant puis stockant l’information.
Pourquoi ce modèle est-il remis en question aujourd’hui ?
Des cas cliniques montrent que des patients peuvent former des souvenirs à long terme sans passer par la mémoire à court terme, ce qui contredit la linéarité du modèle.
Comment Tulving décrit-il la mémoire avec son modèle SPI ?
Tulving introduit un modèle non linéaire : encodage sériel, stockage parallèle et récupération indépendante, impliquant différents types de mémoire comme l’épisodique, sémantique ou procédurale.
Qu’est-ce que le schéma de méfiance en lien avec la mémoire ?
C’est une suractivation de souvenirs traumatiques (mémoire épisodique) dans un contexte neutre, entraînant des réactions émotionnelles disproportionnées.
Comment le modèle de Baddeley enrichit-il la compréhension de la mémoire ?
Il introduit la mémoire de travail comme un système actif avec différentes composantes : administrateur central, boucle phonologique, calepin visuo-spatial et buffer épisodique.
Que propose le modèle MNESIS ?
Développé par Eustache et Desgranges, il voit la mémoire comme un système dynamique intégrant souvenirs personnels et connaissances générales, via les processus de consolidation et sémantisation.
Pourquoi compare-t-on la mémoire à un film de Nolan ?
Comme dans Memento ou Shutter Island, notre mémoire peut être fragmentée, non chronologique, influencée par l’émotion ou le contexte, donnant une réalité subjective.
La mémoire est-elle fiable ?
Non, elle est malléable et sujette à des biais, erreurs, oublis ou reconstructions. Elle peut être influencée par les émotions, le stress ou des croyances.
Pourquoi la mémoire est-elle liée à l’identité ?
Nos souvenirs façonnent notre perception de nous-mêmes. Une altération mémorielle peut entraîner une perte de repères ou une crise identitaire.
Peut-on entraîner ou réparer sa mémoire ?
Oui, avec des techniques cognitives, une psychothérapie adaptée (ex : thérapie des schémas) ou des entraînements de mémoire, on peut améliorer ou réguler certains aspects de la mémoire.