« Apprendre à apprendre » : mot d’ordre sulfureux ou banal ?
Claude Lelièvre, Université Paris Descartes – USPC
Dans une interview parue le 10 septembre dernier dans le magazine Causeur, Souâd Ayada, présidente du Conseil supérieur des programmes, nommée par le ministre de l’Éducation nationale Jean‑Michel Blanquer, s’en prenait à « l’inflation des méta-discours » sur l’école – affirmant « la nécessité d’apprendre à apprendre, de comprendre et de critiquer avant d’apprendre quoi que ce soit ».
Une déclaration à rebours de ce que prônait la veille sur France Culture le neuro-scientifique Stanislas Dehaene, nommé président du Conseil scientifique de l’Éducation nationale par le même ministre Jean‑Michel Blanquer. Son premier conseil pour aider les élèves : leur « apprendre à apprendre ». C’est d’ailleurs l’un des cinq axes de travail choisis par ce conseil destiné à éclairer les décisions politiques par la recherche : « Il est intéressant pour les enfants de se comprendre soi-même, de comprendre comment ils apprennent, de maîtriser les stratégies d’apprentissage », a-t-il été précisé lors de son lancement en présence du ministre.
Un héritage du XIXe siècle
Cette opposition rappelle que le choix de cet axe de travail, et en particulier celui de l’expression « apprendre à apprendre », revendiqué explicitement et publiquement, n’a rien d’anodin. Derrière une expression récurrente dans les discours actuels sur l’éducation se cache une longue histoire, loin d’être tranquille et de l’ordre du consensuel.
Le mot d’ordre « Apprendre à apprendre » n’est nullement apparu dans le cadre de la mouvance pédagogique de l’Éducation nouvelle comme on le croit souvent – cette erreur historique n’est d’ailleurs pas pour rien dans la vivacité des querelles à ce sujet. Dès la fin du XIXe siècle, il s’est imposé comme une évidence pour les cadres de l’École républicaine. On peut en prendre pour exemple, parmi bien d’autres possibles, cet extrait banal d’un rapport annuel de l’inspecteur d’Académie de la Somme adressé au Conseil général et au préfet, il y a plus de 120 ans :
« Aucun de nos maîtres n’ignore que le but de l’enseignement primaire est double. On veut d’abord, dans nos écoles, donner aux enfants les connaissances nécessaires à la vie moderne ; on veut ensuite cultiver l’intelligence de l’enfant de façon à la rendre forte, souple, capable de réflexions et d’efforts, apte à se gouverner, à travailler, à produire d’elle-même. En deux mots : on veut apprendre, et apprendre à apprendre. De ces deux tâches là, la seconde est la plus importante » (ce qui est en gras l’est aussi dans le texte original).
Une injonction évidente ?
Lors de son audition par la commission « Thélot » le 10 décembre 2004, le philosophe Marcel Gauchet a fait à ce sujet une intervention tout à fait significative :
« Cette formule, “apprendre à apprendre” a ses premières racines chez Pestalozzi (l’une des références majeures de Jules Ferry lui-même]). C’est effectivement une idée de la modernité […]. Ce n’est pas la peine de polémiquer contre. Il faut éclairer le sens qu’elle a […]. D’une certaine manière, c’est un idéal pour nous tous, et ça ne peut que l’être dès lors qu’on a compris les raisons pour lesquelles il exerce une telle séduction. C’est un idéal épistémique, qui relève des conditions les plus profondes de ce que veut dire la connaissance pour les Modernes – sujet de raison. Mais on peut aussi éclairer sa praticabilité, parce qu’en fait, si on veut efficacement agir avec une telle idée, il faut à la fois montrer aux acteurs les bonnes raisons qu’ils ont de penser comme cela, et le rapport ambigu que cette proposition entretient avec la réalité. Parce que ça n’est pas un programme pratique, c’est un idéal de la modernité […]. Personne n’apprend à apprendre. En apprenant, on apprend à apprendre. »
La formule déboucherait-elle sur une impasse ? Apprendrait-on en fait déjà à apprendre comme on fait de la prose, sans le savoir ? Mais la mise en place de méthodes d’apprentissage ne se fait pas en apprenant n’importe quoi, ni n’importe comment. Et sans doute peut-elle passer par d’autres biais que les exercices quotidiens.
Une compétence clé
Toujours est-il que le sujet est revenu au centre des polémiques le 25 mai 2013 lors de la discussion au Sénat du projet de loi pour la refondation de l’école porté par le ministre de l’Éducation nationale Vincent Peillon. Un amendement (venant du groupe écologiste et adopté en commission) indiquant que parmi les « huit compétences-clés » il devait y avoir notamment « apprendre à apprendre » a été rejeté en séance en raison du tir croisé du groupe UMP et du groupe CRC (à savoir le PCF et ses alliés).
Cela n’a pas empêché finalement le Conseil supérieur des programmes de définir dans le socle de compétences et de culture un domaine intitulé « méthodes et outils pour apprendre », afin de permettre aux élèves « d’apprendre à apprendre, seuls ou collectivement, en classe ou au-dehors, afin de réussir dans leurs études » et, par la suite, de « se former tout au long de la vie ». Il est même précisé que « les méthodes et outils pour apprendre doivent faire l’objet d’un apprentissage explicite en situation, dans tous les enseignements et espaces de la vie scolaire ».
Il apparaît donc que sur ce point (objet généralement de vives controverses), le président du nouveau Conseil scientifique Stanislas Dehaene et le ministre de l’Éducation nationale Jean‑Michel Blanquer ont choisi d’être en continuité avec les indications du Conseil supérieur des programmes plutôt que d’être dans la ligne des votes du 25 mai 2013 de l’UMP et du CRC au Sénat – ou même des indications du philosophe Marcel Gauchet, et de la nouvelle présidente du Conseil national des programmes Souâd Ayada. On attend la suite…
Claude Lelièvre, Enseignant-chercheur en histoire de l’éducation, professeur honoraire à Paris-Descartes, Université Paris Descartes – USPC
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.